Le piège de l’Authenticité -Soyez « vous »… mais dans le Temps

Pour faire suite à mon article introductif sur le Temps, je vais commencer – comme promis – à remettre en cause un premier leitmotiv de notre époque qui est la recherche d’authenticité. Mon idée ici n’est pas de m’engager entièrement contre cette mouvance mais plutôt de redéfinir cette recherche et de voir pourquoi cette appellation est piégeuse dans sa dimension totalitaire. Comme nous l’avons vu en effet, l’être humain est un être inscrit dans le Temps et qui n’existe donc que dans un fluide dont les « instants » se pénètrent – certes – mais qui sont tous distincts par sa propre historique et ses propres circonstances. Afin de rappeler l’idée générale sous-jacente à ce principe, nous pouvons nous représenter un ancien amour dont la rencontre soudaine ne saurait faire revivre exactement les sentiments d’avant, ou d’une glace adorée de laquelle on serait lassé à force de la consommer. Nous résumons cette différence dans les rapports de cause à effet par la perspective qui est cause ici d’expérience…mais pas que. Munis de cette connaissance nous verrons dans un premier temps que le passé non actualisé est une prison et que l’authenticité réclame une réappropriation de son histoire personnelle. Ensuite, nous réconcilierons la prétention (dans son sens originel) et l’authenticité dans une dynamique (naturelle) tournée vers la réalisation de soi. Enfin, j’insisterai sur l’importance de la vérité dans le petit orchestre de la construction de soi : prétendre, ce n’est pas nier le réel.

Vous n’êtes pas votre « vous » passé – Le piège de l' »authenticité » comme mort de soi

Se reconnecter à ses rêves d’enfants, voire les réaliser car cet enfant serait plus « pur » de toute influence sociale est un conseils que l’on peut souvent trouver dans cette quête d’authenticité qui consisterait à se reconnecter à son « soi profond », comme s’il s’agissait d’un être unique et immuable, déconnecté du Temps, comme si l’influence sociale était une chose mauvaise.

L' »influence sociale », elle porte un nom : l’expérience, le conditionnement social. Cette expérience transforme notre goût, le raffine. Pour le pire ? Pour le meilleur ? Peu importe. Ce goût, cette tension est celle que vous avez, elle fait que vous n’êtes plus le même qu’avant et ce Temps est irréversible. A dire vrai, il paraît presque impossible de régresser. Occulter un savoir, occulter une expérience…oui, mais régresser…non, ce n’est pas possible. La seule chose que vous ayez perdu, c’est de la malléabilité, ce qui ne veut pas dire que vous ne pouvez plus changer malgré tout.

En fait, si l’on y regarde de plus près, ce conditionnement social qui nous apparait liberticide est aussi un des garants de notre survie. Pour le pire ou pour le meilleur, il vous faut apprendre à vivre avec votre voisin ; bien sûr, vous avez parfaitement le « droit » d’être qui vous êtes au sens d’un être mu par des instincts, mais le prix est une potentielle mort sociale. Ce premier rapport au monde nous permet d’entrevoir la plus complexe interprétation d' »être soi » qui – loin de signifier dans sa version saine « fous toi de tout et avance » – montre que l’on se construit en regard de la réalité du monde et en particulier de la societé. Etre soi, c’est être soi en compromis avec le monde…à l’aune de notre jugement certes, mais en compromis quand même.

Ce compromis d’ailleurs se fait ainsi avec une autre réalité : nous mêmes, notre expérience, notre cerveau tel qu’il a grandi, nos goûts, etc. Ainsi, chercher à retrouver un moi ancien, cela revient à subir la double peine d’une mort de soi et en plus d’une vie faite d’illusion. La mort de soi puisque l’on se réfère à un être qui est figé dans un « instant » passé et donc privé de sa capacité d’évolution, privé du Temps. L’illusion en ce que l’image que l’on a du soi passé n’est jamais celle que l’on se fait par le prisme de notre « vrai » moi présent. Ainsi, si les cailloux (issus de la cristallisation de la mémoire) que notre moi a semé sur son chemin dans le Temps sont bien réels et constitutifs de notre conscience, ils sont déformés par l’observation que l’on en fait à un état futur. Condamnés à cette illusion, il semble qu’il y ait mieux à faire que de retrouver un fantôme conredisant notre nature présente même, vous ne croyez pas ?

En fait, « retrouver son moi passé » devrait plutôt être reformulé de la façon suivante : « se réapproprier son histoire personnelle ». Ici, il s’agit – plutôt que d’observer des cailloux dans des conditions simulées du passé, qui constituent une illusion – de ramasser les miettes de sa mémoire personnelle et de les réinterpréter à l’aune de notre moi actuel. C’est d’ailleurs là le processus de la sagesse : tirer les leçons du passé, avoir suffisamment confiance en soi pour s’oublier. Et qui tire les leçons du passé ? Mon « moi » passé ? Non, mon moi actuel, présent, variable dans le Temps.

La méthode ici ne consiste pas à se remémorer exactement les faits du passé (bien qu’il ne faille pas en inventer, ce que nous verrons dans la partie 3)  mais de synthétiser le mouvement du passé en réconciliant les états potentiellement (ou plutôt sûrement) contradictoires en une trajectoire – certes faite de multiples couleurs – cheminant vers votre « moi » présent qui lui-même aspire à des directions futures. Ainsi, retrouver son passé, c’est plutôt extraire les ingrédients qui ont fait le « soi » dans sa course du Temps qui concourrent à votre état d’esprit présent. Ainsi, on se demandera par exemple :

  • Qu’est-ce que je retiens de mon passé ?
  • Qu’est-ce que j’en fais ?
  • Comment et pourquoi en suis-je arrivé là ?
  • Quel est/sont le(s) dénominateur(s) commun(s) de mes « images » du moi au passé et au présent ?
  • Qu’est-ce que le moi présent en retire ? Comment il le juge ?

Cet exercice, loin d’être un exercice de mémoire est plutôt  un exercice d’analyse et de synthèse qui permet au cerveau d’avoir une illusion (cette fois créatrice et reliée au passé) d’une identité justifiée et capable de faire les bons choix.

Le passé est une série de cailloux posés sur la route, des cristallisations anciennes.

Le soi actuel est différent du soi passé. Chercher à revoir ces cailloux parfaitement, c’est déjà les voir contradictoires. C’est aussi une illusion conditionnée par sa propre interprétation. Plutôt donc que de subir, autant se la réapproprier. On fait son histoire, on se la réapproprie. Le passé, mort, devient ainsi vivant car intégré à la marche même du Temps, raccroché à lui par un fil que le cerveau a tissé, des flèches qui symbolisent la vision linéaire (illusoire certes mais nécessaire et congruente avec la nature temporelle de l’être) de ce Temps éphémère, fluide. Les échos qui pénètrent le temps sont ainsi réroganisées en une symphonie et non plus comme un bouhaha de notes.

A cette aune, nous pouvons extrapoler notre raisonnement au présent. Vouloir se « figer » dans le présent c’est aussi paradoxalement vouloir se piéger dans le passé puisqu’au moment même où nous verbalisons ce serment nous avons déjà changé. Ne pas se projecter, ne par marcher vers l’avenir – qui passe aussi paradoxalement par une « cristallisation » dont mort (ou gel) du Temps, paradoxe qui est uniquement linguistique d’ailleurs (la langue étant aussi mortifère car fixant les objets) – c’est mourir. Nous retrouvons là le vrai paradoxe de l’authenticité : on n’est moi qu’au présent et pourtant cet exercice d’authenticité contrôlée nécessite un mouvement, mouvement qui demande de « tuer » le temps en le raccrochant des deux bords à la réalité…qui est le présent.

Prétendre, c’est être soi par anticipation

« Prétentieux », sobriquet bien connu qui témoigne souvent de notre propre vanité blessée plutôt que sur une réalité vraiment répréhensible; et pourtant… Prétendre, n’est-ce pas ce que nous faisons naturellement depuis notre naissance ? Il a bien fallu que nous prétendions être capables de marcher pour oser nous lancer, il a bien fallu également que nous prétendions avoir du courage pour nous exprimer devant un parterre ; plus même, il a bien fallu que les coachs prétendent avoir une expérience suffisante pour être capables et légitimes à conseiller leurs lecteurs. Il vous faudra aussi prétendre que votre argumentaire ait un peu de Raison pour me répondre en cas de désaccord.

« Prétendre », un terme qui décortiqué simplement se compose de « pré » et de « tendre », donc de tendre (vers quoi ? vers soi, vers un modèle) par anticipation. Lors que nous prétendons, nous essayons de réaliser une part de nous-mêmes dans la réalité tangible par anticipation. Nous essayons d’aligner notre comportement avec son soi rêvé qui a un peu de réalité en ce qu’il a pénétrer notre esprit et notre temps. Bien sûr, par « prétentieux » nous entendons au contraire qu’une personne s’attribuerait des mérites non alignés avec sa réalité, pour autant cette affirmation est nécessaire à la réalisation de soi par l’aspect performatif du langage. C’est d’ailleurs là même le principe de l’affirmation de soi ; c’est par l’action que le processus du changement se fait. Il serait ainsi bien malveillant, peut-être inconsciemment même puisque nous n’apprécions pas le changement, que de jeter la pierre à une personne qui ferait des efforts pour se réaliser dans la réalité contre ses peurs et ses doutes.

Techniquement, pour en revenir à mon article original, prétendre c’est cristalliser des aspirations dans le futur et se servir de ce mirage comme guide. Comme une balise que l’on aurait jeté plus loin sur le chemin pour nous guider dans un espace difficile et inconnu. Prétendre c’est aussi réaliser un soi futur par l’aspect performatif de la parole.

Ainsi, prétendre c’est paradoxalement être authentique, un authentique soi dans le Temps, conscient que l’être change dans la marée de cette matière mouvante dans laquelle nous avons bien besoin d’ancres. Sans ces ancres, nous serions soumis soit à un enfermement dans le passé (par une volonté absurde de permanence), soit se laisser porter chaotiquement par les courants. Prétendre, nous le faisons tous les jours et plutôt que de nous demander

« Qui suis-je ? »

je devrai plutôt me demander :

« Vers qui me rends-je ? »

Quelle motivation, quelle envie cette image projetée suscite. Dès lors que cette image est intégrée, elle devient paradoxalement une image de notre passée donc de notre présent par pénétration. Car l’être est en mouvement, la pensée n’y échappe pas.

Mais est-ce vraiment aussi simple ? Il va de soi que la prétention peut être indue, irréaliste. Qu’est-ce qui différencie l’illusion constructive de l’illusion morte ? La Vérité.

Prétendre, ce n’est pas occulter la Vérité – Retrouver sa capacité d’improviser et de négocier avec le monde

La vie est une qualité, pas une quantité, elle répond à un cycle. Comme nous l’avions vu dans les exemples du deuil et de l’amour, toute cristallisation est morte ou sanglante dès lors qu’elle ne suit pas le processus naturel de dilution dans la matière du temps par confrontation progressive à la réalité. Ainsi, on se prétend avoir assez de force pour parler devant tout le monde et pourtant nous découvrons que notre présentation n’était pas telle qu’on l’avait imaginée. Si nous nous accrochions à cette projection de façon immuable, la chute serait brutale. En fait, au fur et à mesure que nous nous entraînons et que nous parlons devant l’assemblée, nous intégrons naturellement la Vérité dans notre performance par des micro-ajustements. C’est l’érosion, une érosion qui nourrit notre présent et notre matière du Temps. Nous avons prétendu, mais nous ne nous sommes pas accrochés à notre projection exacte du passé. Si nous le faisions, ce serait l’échec et la panique assurée.

Prétendre entre donc dans un schéma…naturel mais qu’il est intéressant d’amener à la conscience pour mieux le maîtriser (sans le forcer). La vie n’est en effet pas binaire, on a tendance à juger sur une valeur de vérité nos actes et les accidents de notre existence ; mais c’est bien une orchestration complexe et mouvante qui régit notre existence ainsi qu’une relation permanente au monde. La maxime antique « connais toi toi-même » pour ses contemporains se comprenait d’ailleurs plutôt comme « comprends quelle est ta place« , le monde tangible étant un point de référence beaucoup plus immuable que le « moi » qui au fond n’existe pas autrement que dans une fixation artificielle qui tue le Temps. 

Ainsi, plutôt que de s’enfermer dans le schéma mortifère d’un contrôle permanent de votre « niveau » d’authenticité, action qui vous enferme dans le passé (un passé qui est d’ailleurs illusoire car observé a posteriori), il est plus intéressant de réécrire son histoire et de la projeter dans une pratique de découverte qui mélange dynamiquement une tension vers un moi à réaliser et une part d’acceptation de l’inconnu qui enrichit et construit ce que vous êtes. Etes-vous nés vous-mêmes ? Etes-vous seuls responsables de qui vous êtes devenus ? Non, qui vous-êtes est à la fois un spectre de directions que vous avez prises adjointes aux « accidents » (à entendre comme « évènements aléatoires »  de votre vie dans lesquels vous vous êtes engagés…ou pas).

En définitive, la doctrine « être soi » s’efface en « deviens toi » ». Le soi est un soi mouvant, un soi qui par la réalité s’ajuste. C’est un perpétuel dialogue : la transformation, la négociation, l’invitation, la vie !

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Le Temps retrouvé

 

C’était un mercredi soir, alors que j’allais éteindre la télévision je vis dans le petit guide numérique le titre suivant Friedrich Hölderlin – Un poète absolu. Possédant une anthologie de la littérature romantique allemande, je sautai sur l’occasion pour trouver une motivation à la lire et découvrir accessoirement ce qui se cachait derrière l’ambitieux sous-titre. Si ce premier objectif a été atteint, je ne m’attendais pas à en remplir un second plus inattendu : trouver une nouvelle clé sur le Temps. Complété quasiment par hasard par la découverte du troublant Stay, film détruit par la critique (pour changer, on ne donne pas de la confiture à des cochons), de nombreux mécanismes se sont enclenchés dans mon crâne pour achever d’opérer un rapprochement important entre Temps et Vérité, rapprochement presque contradictoire et pourtant qui parle à mon esprit. L’objectif de cet article, vous l’aurez compris, est de partager le fruit de mes réflexions afin d’en tirer entre autres des questionnements sur certaines des pratiques contemporaines que je remettrai en cause, bien qu’en ayant été un humble praticien.

Introduction au temps Bergsonien

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Présentation

Le cadre général de ma pensée provient de la réflexion menée par Henri Bergson, philosophe également doué pour les sciences, dans son Essai sur les données immédiates de la conscience qui redéfinit notre rapport au Temps en remettant en cause l’inclinaison naturelle que nous avons à le rationnaliser comme une grandeur quantifiable et homogène. Sans m’appesantir plus que de raison sur ce point, ce dernier n’étant pas l’objet de mon développement, je vais résumer – et sans doute peut-être abusivement simplifier voire trahir – la pensée développée dans ce livre à l’aune de ce que j’entends moi-même raconter. Ce résumé sera donc partiel et orienté.

De fait, Pour Bergson, le Temps est ce que l’on appelle une grandeur qualitative, c’est-à-dire que l’on ne peut dénombrer et diviser selon des unités arbitrairement homogènes. Bien sûr, on peut le diviser artificiellement en des secondes et des minutes mais la différence entre des unités telles que « un bouton, deux boutons », une seconde est qualitativement différente de la précédente d’une part mais aussi « pénétrée » par la seconde précédente d’autre part. Mais là encore, si l’on suit la pensée de Bergson, ma dernière qualification reste fausse au regard de la réalité du Temps en ce que la division par des unités homogènes comme des secondes ne peut s’opérer sur une matière qui est fluide et pénétrée par les « instants » précédents. Un de ces exemples porte sur la musique dont le motif entendu est « plus » que la somme de ses notes et accords. Si l’on devait simplifier, le Temps serait une grandeur « analogique » non digitalisable, comme un fluide qui est une matière mouvante et une. En substance, un « point » artificiel posé dans le temps n’a pas de sens puisqu’il contient un peu de ses points proches et qu’il se trouve dans un nouveau référentiel fait de nouvelles conditions.

Une des implications directes (mais pas évidente pour autant) de cette pensée est que le Temps ne se peut pas se retrouver et que le figer artificiellement par une remontée à un « point » arbitraire du passé est vain, il ne mène qu’à une illusion…figée donc. Cela se déduit du fait de la raison même de l’indivisibilité du Temps : le Temps est indivisible en unité homogène en ce que les conditions même d’observation ont changé. Par exemple, manger la même glace la centième fois ne peut pas récréer le même sentiment que la première fois. La mémoire elle-même est altérée par le changement intrinsèque de la personne. Figer le Temps pour Bergson est l’annihiler, chercher à le faire revivre est une illusion.

Discussion

Si la pensée de Bergson plaît à l’esprit, il convient d’en étudier la consonnance pratique qui est au fond la seule qui compte. Peut-on vraiment retrouver le Temps comme le suggère le titre de Proust le suggère ? Et surtout, quel Temps retrouve-t-on vraiment ?

Si ces deux questions peuvent amener de prime abord des réponses rapides qui dépendent de chacun, leur résolution est de fait plus subtile qu’il n’y paraît. Cette subtilité se retrouve dans le sens même que l’on donne à ces questions.

La première interprétation intuitive et naturelle de la tournure « retrouver le Temps » est bien « retrouver le passé » : retrouver les sensations de sa jeunesse, retrouver un amour, … tout ce qui se ramène au mythe fondateur d’un Âge d’Or vers lequel l’homme se serait éloigné pour le retrouver dans la mort. A ce titre, on s’aperçoit que la réflexion est ancienne et que la réponse toute désignée serait bien celle de Bergson : non, l’ouvrage humain sur la Terre n’est qu’une vaine tentative de retrouver avant l’heure l’Age d’Or de l’éternel avant la mort.

Une autre interprétation plus moderne et contre-intuitive serait de retrouver le Temps vu comme la matière du « présent », à la manière d’un navire qui se serait éloigné du courant. Retrouver le Temps, ce serait donc plutôt se fondre à nouveau dans ce fluide en perpétuel mouvement… Vous reconnaissez la mouvance dont il est question ici ? Oui, d’une certaine façon la pensée de Bergson se rapproche des intérêts modernes pour la peine conscience et autres orientalismes. Retrouver le Temps, ce serait fusionner avec la réalité de notre être inscrite dans le temps, sans aucun mot pour le figer, sans point d’ancrage pour le retenir.

Pour aller plus loin, on pourrait même ramener les deux pratiques à deux expressions d’un même mouvement. Nous l’avons vu, Bergson considère le Temps comme un fluide dont les « ondulations » passées pénètrent les suivantes. Vivre le présent, c’est donc d’une certaine façon retrouver un peu des ondulations du passé sous le point d’observation du moi présent. Pour visualiser la chose, on peut se figurer un ramasse miettes qui, ramenant à chaque fois un petit grain épandu par le passé se mêle à ses semblables pour former un tas dont la disposition rassemblée n’est pas égale à la somme de ses composants eux-mêmes effrités par le passage de la brosse. Ce sera là le troisième mouvement.

L’Amour, la singulière expérience du Temps ou les impossibles retrouvailles – Sylvie (Gérard de Nerval)  

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Introduction sur l’Amour et le Temps

« Amoureux comme au premier jour », en voilà une curieuse tournure qui – si elle fait rêver – semble à notre intuition trop belle pour être vraie, presque incroyable même…si ce n’est point triste même. En effet, l’expérience des relations amoureuses semble plutôt nous indiquer que les relations évoluent et que c’est cette évolution même qui fait qu’un couple se perpétue. Au contraire, ce serait plutôt la vaine tentative de figer la « bizarre » alchimie de l’éclair de sens qui fait l' »Amour » – qui est essentiellement une illusion qui se forme autour d’une vive expérience du Temps, elle bien réelle –  qui annihilerait l’efflorescence d’une saine relation. J’avance même que l' »Amour » serait paradoxalement à la fois la cristallisation nécessaire à l’entérinement futur d’une relation, comme le terreau nécessaire à son établissement, mais également ce qui peut la détruire. Pourquoi ? Parce que l’Amour est une fixation du Temps, une cristallisation d’impressions qui colore le présent d’un sens ancien créé par l’esprit. Mais, le Temps n’arrêtant pas sa course, cette cristallisation, plus elle est ancienne, ne peut qu’être plus déçue que si elle se brise à l’inéluctable confrontation à la réalité. Ce totem merveilleux qui fut ainsi autrefois la source de bien des plaisirs se mue en l’artisan même de la rupture ; ne retrouve-t-on pas d’ailleurs souvent dans les motifs d’échec une notion de « synchronicité » ? « Tu vas trop vite », « je ne suis pas prêt ». Mais aussi des déceptions « ce n’est pas l’homme/la femme que j’ai aimé(e) ». Nous verrons par la suite que le rôle de la Vérité dans le rapport apaisé au Temps. Quoi qu’il en soit, l’amour aveugle, s’il est emprunt de beauté romantique, est cause première de bien des déceptions, aussi bien dans sa portée singulière qu’universelle. En un sens, l’Amour permanent peut se voir comme la lente dilution de la cristallisation dans le Temps, la relation retrouvant peu à peu sa consistance naturelle qui est celle du Temps : on aime par anticipation pour ensuite aimer au présent.

Pour illustrer mon propos, je convoque ici l’œuvre de Nerval bien connue qui, en sus d’illustrer cet effet de cristallisation dans des amours interrompus puis déçus, voit plus largement l’idée de la vanité de tenter de revivre le passé dont l’image au présent est une illusion : si le sens qu’on lui donne dans le présent est moteur, sa recherche pour lui-même n’est que le fruit de la destruction.

Sylvie

Œuvre iconique des Filles du Feu, Sylvie est une synthèse quasi-autobiographique de la conception littéraire de Gérard de Nerval, homme (probablement) marqué jusqu’à la folie par un amour déçu. Sa déception au Temps se lit dans Sylvie au travers de cette magnifique citation (dans son tragique glaçant) :

Les illusions tombent l’une après l’autre, comme les écorces d’un fruit, et le fruit, c’est l’expérience. Sa saveur est amère.

(Sylvie, Gérard de Nerval)

Nous retrouvons ici les marqueurs du Temps bergsonien : la fixation illusoire dans un passé fantasmé s’effeuille et explose à la confrontation à la réalité du présent. Le terme d' »expérience » contient cette idée que le passé pénètre le « présent » et que ce passé n’a plus qu’un sens contextualisé à la matière du Temps « mêlé ». Ici, j’avance que c’est la direction selon laquelle regarde Nerval qui est la source de son malheur. Plutôt que d’être le ramasse-miettes qui rassemble les fragment des cristallisations anciennes  en une pensée actualisée et donc bénéfique au soi présent, il constate ce qui a disparu autour des grains du passé. De la miette du Temps, il voit le pain qu’il a perdu, pain qu’il ne peut reconstruire. Une autre image plus parlante est celle du compost : c’est par la mort des végétaux que des arbres plus grands et différents se reforment, puissant une matière réinterprétée mais réintégrée ; dans Sylvie, Nerval constate le dur et destructeur arrêt du Temps et d’un amour inconscient par une cristallisation forcée. Mais il ne voit cependant ici pas que ça, il constate aussi le revers du développement de la Raison : l’éloignement au Temps que nous allons retrouver dans l’œuvre que je vais vous présenter.

En effet, au début de Sylvie, le narrateur enfant vit un amour détaché avec la femme éponyme du roman : Sylvie. Cet amour enfantin – et bien réel, même « trop » accessible –  constitue dans le roman la vision de l’Age d’Or autour duquel gravite tout un environnement adéquat, un village fait de beauté et de joies, de simplicité et surtout d’une vie simple inscrite dans le déroulement naturel de l’existence. L’Amour avec Sylvie est beau puisqu’il est inscrit dans le Temps, fluide, sans questionnements. Mais, la cristallisation étant une force bien plus fascinante, le narrateur s’éprend de l’image d’une jeune fille aux allures de Déesse : Adrienne, jeune fille aux longs cheveux d’or et d’une haute lignée. Fasciné, presque drogué, le narrateur fait alors l’erreur de s’accrocher, de laisser en côté le Temps sans en retrouver un autre avec Adrienne qui est inaccessible (d’ailleurs, elle rentrera dans les ordres), soulignant son « irréalité ». Cette cristallisation à laquelle fera place une autre sera en quelques sortes le tombeau de l’Amour vécu au travers du fantasme et donc du passé. Cette conception s’étendra Nous verrons néanmoins que la question est plus compliquée que cela et que le fantasme oscille souvent entre le présent hypnotique [l’actrice] et le passé douloureux [Sylvie, actrice vs Adrienne] , et cette ligne se franchit à chaque fois que le narrateur cherche à les fondre en une seule et même réalité.

A ce duo en clair obscur (littéralement, Sylvie étant brune et Adrienne blonde, comme figurativement) vient s’ajouter Aurélie, une actrice que contemple chaque soir de spectacle le narrateur maintenant adulte au théâtre. Cette actrice qui représentera le pont si attendu entre la vérité et le rêve, ressemble trait pour trait à Adrienne. De ce fait, le narrateur éprouvera une fascination pour cette femme qu’il éprouvera dans le présent mais dans la salle de spectacle. Cette femme, bien réelle, n’est cependant connue que comme actrice, aimée pour les personnages qu’elle incarne en plus que dans son illusion de l’apparence. Ainsi, si le narrateur pourrait la contacter, il hésite, renonçant même à faire montre de sa fortune pour l' »avoir ». Il pressent peut-être là l’impossible réconciliation du fantasme et du réel, le fantasme ne serait fécond que lorsqu’il serait observé, rêvé. La fin du livre confirmera cette intuition bien justifiée par la tentative du narrateur de réaliser son rêve après en avoir brisé un autre : Aurélie n’est pas l’ « Adrienne » rêvée (Adrienne elle-même inconnue, elle est juste une apparition furtive), et elle le lui fait savoir malgré le voile que s’obstine à dresser le narrateur sur sa propre vue en essayant d’oublier la réalité d’Aurélie.

Comme je l’ai dit plus haut, la rupture de l’illusion n’est pas le seul revers du Temps que subit le narrateur. Juste avant, se rappelant du souvenir maintenant glorifié (et probablement embelli) de son premier amour bien réel avec la paysanne Sylvie, il décide sur une vague de l’âme de retourner dans le Valois (la campagne figurée en opposition à la ville de Paris d’Aurélie) pour revivre cet amour autrefois dédaigné. Pris dans sa cristallisation soudaine déclenchée par une réminiscence associative, il se presse de retrouver Sylvie, prêt à reprendre là où le Temps s’était arrêté. Arrêté ? Vraiment ? Comme vous vous en doutez, et comme nous le savons tous intérieurement, la fixation du Temps est une illusion. Le Temps ne s’est pas arrêté. Pire, parce qu’il n’était plus partagé, le narrateur s’étant éloigné, il s’est d’autant plus écarté en deux réalités. Les impressions ne se retrouvent plus, l’émotion se perd. Sylvie, d’apparence d’abord semblable malgré le changement physique se dévoile en femme nouvelle, si proche et pourtant insaisissable. Elle se mariera avec un autre, le narrateur ne pourra que constater son échec et le Temps perdu.

Sylvie est donc le récit d’une double peine infligée par le Temps en sus d’une peinture lucide des amours terrestres, comme le résume cette citation du livre :

Adrienne [et] Sylvie — c’étaient les deux moitiés d’un seul amour. L’une était l’idéal sublime, l’autre la douce réalité.

(Sylvie, Gérard de Nerval)

Ici, le narrateur fait la double erreur d’arrêter la marche du Temps pour une illusion qui est le rêve fabriqué par cristallisation fantasmée et de croire que ce rêve existait en tentant de le faire vivre dans la réalité, puis de tenter de faire revivre le passé, acte impossible par la nature changeante des êtres inscrits dans le Temps comme le soulignait la première citation de cette section. Plus prosaïquement, et en aparté, cette nouvelle illustre l’erreur fréquente de se raccrocher à l’image idéalisée de son ex après une déception amoureuse. Cette vision de la « facilité » est en fait un emprisonnement de soi, emprisonnement qui peut être temporaire si finalement nous repartons sur de nouvelles bases. Mais je passe là dessus, ce n’est pas le sujet. 🙂

Pour en revenir à Sylvie dans ses aspects plus optimistes, nous voyons dans le livre que le rêve fait parti de la vie, telle la seconde partie de la magie de la vie qui s’exprime également dans la réalité, un peu comme le Yin et le Yang. C’est un peu d’ailleurs le sens de la dernière citation. Cette cohabitation ne peut évidemment pas s’affranchir de la confrontation au réel, mais cette confrontation de l’illusion (cristallisation, arrêt du Temps) est saine tant qu’elle reste inconsciente, non forcée, progressive. Un amour qui n’est pas déçu, c’est un amour qui évolue par évolution profonde de la relation humaine en un fluide qui rappelle davantage celui de l’amitié, de l’amour aux parents, etc. qui au fond ne sont pas si différents. Ainsi, le Temps se charge seul de sa propre marche, entre fantasme et réalité qui reposent sur un équilibre naturel. L’Amour, le rêve, se liquéfient quand nous grandissons, de la même façon que l’enfant ne croit plus tout seul en les êtres fantastiques de l’enfance à force de devenir adulte. Le Rêve protège, emmène et cède sa place à un autre. Il n’a pas besoin d’être réalisé, mais de tendre à sa réalisation comme la carotte tenue devant l’âne pour qu’il avance : si la carotte est consommée, il n’avance plus.

Cette liquéfaction naturelle de la cristallisation se retrouve d’ailleurs bien dans le processus de deuil qui en est la parfaite illustration. Confronté à la puissance destructrice du chagrin, du regret peut-être, le cerveau se mure rapidement dans l’illusion, dans un embellissement. Le mort, que nous avions peut-être dédaigné dans le passé, devient d’un seul coup un être parfait, mythique qu’on regrette d’avoir fait passer après tout le monde, après soi comme le constatera amèrement Proust à la mort de sa grand-mère dans A la Recherche du Temps Perdu. Puis vient le déni ; le cerveau érige l’illusion, le Rêve, commune barrière à la confrontation brusque à la Vérité, réinventant cette Vérité à son avantage (ce qui, en aparté, pourrait donner une vision plus optimiste du fait de ne plus avoir de rêves : ne plus en avoir besoin…nous explorerons en dernier lieu cette idée). Cette idée se retrouve parfaitement illustrée par Stay qui figure graphiquement l’érosion lente et nécessaire du Temps, la cristallisation étant motrice et nécessaire pour apaiser l’esprit, lui donner un sens, mais qu’il doit après tout se réintégrer dans le cour naturel du temps en une compréhension profonde et une matière renouvelée. Bloquer ce fluide, c’est s’exposer à un torrent.

Le Deuil – La vérité libératrice du Temps – Stay  (Marc Forster) 

stay

Où sont-ils les joyaux de ma conscience évanouie ?

Introduction sur le deuil

Facette fonctionnellement inverse du coup de foudre, la perte d’un être cher (ou de tout autre aspect de sa vie d’ailleurs) est également marquée par une cristallisation illusoire qui est au cœur ce que l’inflammation est au corps en cas de blessure physique. En effet, de la même façon que la plaie gonfle pour éviter la surinfection,  l’esprit se boursoufle en un caillot de réalité fantasmée remplissant la faille trop importante entre deux réalités trop éloignées (la vie puis la mort) qui figurent littéralement une déchirure dans la continuité de la réalité. Ainsi, si certaines personnes sont mieux préparées, par l’acceptation préalable de la mort possible, « pré » cristallisant une déchirure inéluctable, d’autres, encore dans l’illusion (consciente ou inconsciente) de l’invulnérabilité (comme les enfants) peuvent même littéralement se murer dans le déni ou la dépression, la boursouflure transitoire étant si grande que même sa lente érosion est difficile.

L’illusion protectrice dans Stay

Partant de ce principe, Stay, film saisissant qui ne semble pas avoir eu avoir la reconnaissance qu’il mérite, illustre une situation à la lisière du deuil impossible dans une figuration surréaliste et progressive de l’érosion du Mythe créé par le Rêve pour protéger d’une impossible confrontation à la réalité. Tel un œuf jeté dans la casserole bouillante, s’évaporant en filins qui se durcissent, la cristallisation ici est une projection des illusions dans la réalité matérielle et liquide du Temps.

Agissant à rebours de la construction populaire de la découverte soudaine (« twist« ), Stay se construit autour d’un inéluctable (bien que mystérieux) dénouement qui déborde par tous ses pores qui sont des figures progressives de l’illusion. Ce procédé, qui se retrouve plus souvent dans les productions japonaises comme l’hypnotique Cineris Somnia, ou le traumatique Rule of Rose, présente la particularité graphique de figurer ces « miettes » du Temps dont j’ai parlé. Au travers de détails disséminés dans l’œuvre, détails qui passent souvent inaperçus au premier visionnage, le procédé illustre ces petits cailloux de la mémoire teintés de petites illusions qui sont autant d’ancres offertes à l’homme pour garder un sentiment d’identité protecteur et qui, trop accumulés, finissent par laisser planer le doute sur la réalité de ce qui apparaît à l’écran tout en offrant un perçu touchant du tragique de l’esprit qui se raccroche devant l’ombre de la mort.

Dans Stay, nous retrouvons ces petits indices qui justifient d’ailleurs un second visionnage. Disséminés pour être ensuite partiellement révélés, ces totems jouissent d’une subtile et sensible dissémination dans un style millénariste rappelant les œuvres des années précédentes elles aussi intéressées par l’illusion et le rapport à la Vérité (libératrice…ou non ?) ; comment ne pas citer Matrix ? Cette subtilité se retrouve également dans la progression du titre et dans son ingéniosité graphique. La progression tout d’abord illustre la forme et la largeur des « fissures » qui se dessinent de la réalité à l’illusion. Commençant simplement par la rencontre tout à fait banale d’un psychiatre avec un nouveau patient qui annonce son suicide, le film, en évoluant dans la partie émotionnelle (qui est d’ailleurs souvent la source primitive du Rêve) va commencer par simplement aligner de petites incohérences pour s’achever sur l’explosion séraphique, quasi fantastique d’un monde qui s’écroule comme la finale d’un orchestre qui rejouait la vie rêvée de son créateur entre ses lumières d’ange et ses écrans aux mires grésillantes. Entre les deux, de difficiles retrouvailles avec l’illusion (refoulée) se concrétisent par l’ingénieuse empoignade entre les deux protagonistes du film qui se voit marquée par un transfert succinct entre les deux figures. Refusant de disparaître, ces illusions se rembobinent, cherchant la synthèse parfaite des moments marquants mais qui ne peuvent se revivre comme on a pu le voir dans l’étude de Sylvie.

A la fin de ce rêve ? La Mort. Une mort déjà aperçue, lancinante, figurée qui est incarnée magistralement dans ce beau film par deux acteur populaires et ici incroyablement justes : Ewan McGregor et Ryan Gosling. Entre les deux hommes, une présence angélique qui sera un deuxième pont entre les existences et la cristallisation d’un Amour perdu est incarnée par Naomi Watts, bouclera la boucle de cet article en rappelant que l’Amour lui aussi est une cristallisation.

Quoi qu’il en soit, Stay nous offre une figuration graphique du Temps comme matière fluide propice à la cristallisation mentale (le Temps vécu) à la manière de Nerval. Exposé à une déchirure de réalité et donc à l’explosion inattendue des illusions de l’esprit, l’esprit se protège par une boursouflure qui est l’illusion, le rêve. Dans cette équation, le deuil consiste à un réarrangement de cette Vérité personnelle pour la concilier avec la Vérité universelle. Nous voyons ici d’ailleurs deux polarités du Rêve : l’une positive, protectrice comme le sont d’ailleurs les fragments de mémoire similaires aux cailloux du Petit Poucet (qui n’en aura plus besoin, là encore nous retrouvons le paradoxe des ancres du passé qui maintiennent comme elles aliènent), l’autre négative par leur inévitable effondrement. C’est peut-être parce que le Temps est une matière fluide que le Rêve se meut et ne doit pas être consciemment accroché sous l’effet de la peur primitive de l’inconnu. L’absence de Rêve, souvent vu comme négatif, pourrait être vu de façon inverse comme un signe que nous n’en avons (provisoirement au moins) plus besoin, la Réalité du moment nous satisfaisant pleinement.  Dans ces conditions, nous pouvons redéfinir, en allant d’ailleurs à l’encontre de la doctrine qui veut qu’on poursuive et même « retrouve » ses rêves pour en faire une réalité. Les rêves ne seraient-ils pas faits pour rester dans leur domaine propre ?

Le Temps retrouvé – A la recherche du temps perdu (Marcel Proust)

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C’est à la mode aujourd’hui, on ne compte plus le nombre d’œuvres grand public qui adoptent une esthétique propre aux années 80 voire 90, capitalisant là sur une nostalgie d’une époque en déficit de sens et – peut-être – d’identité propre. Au delà des œuvres, les produits mêmes capitalisent sur cette « nostalgie » même jusqu’à produire des jouets à destination des adultes (Tamagotchi V1) voire même des portables old-school (Nokia 3310). Enfance réelle ou enfance rêvée, la bonne santé de ce marché repose sur le désir propre à chacun de retrouver les sensations d’un âge d’or bien connu qui est celui de la jeunesse et par extension de l’époque qui s’y rattache. Mais est-ce là vraiment possible ? La réponse comme vous le savez est non. Nous verrons d’ailleurs dans un prochain article que l’approche superficielle de la reconnexion au Temps est une erreur grossière et que l’esprit du Temps ne saurait se défier d’une Vérité immuable qui est celle de la réalité.

Retrouver le Temps est en effet impossible, et si vous en doutiez encore, je vous renvoie à l’allégorie subtile qui traverse l’œuvre de Marcel Proust dans le titre de La Prisonnière. Renvoyant encore une fois à l’Amour, valeur chérie de l’être et donc domaine privilégié de la fixation du Temps, ce volume de la Recherche narre la périclitation du couple entre le narrateur et Albertine, un amour ramené à la « vie » (du moins c’en était l’attention) après un échec dans le passé. Comme dans Sylvie, le narrateur, nostalgique de sa jeunesse et de cet amour plein de sens, s’accroche à la cristallisation d’un amour et d’une Albertine fantasmée, faisant allégoriquement « prisonnière » sa belle de cet amour n’acceptant pas le changement. Le Temps est ici encore figé dans une nostalgie illusoire, aveugle à l’expérience des deux personnages et de la réalité qui les entourent, aveugle aux mouvements de la mémoire. A la fin de ce récit, Albertine meurt, préludant le titre du volume suivant : Albertine disparue. Ici, c’est encore allégoriquement le Temps qui meurt. Le Temps meurt par sa fixation : figer le Temps, c’est le laisser mourir. Mais en même Temps, cette mort annonce le retour à la vie. Parce que le Temps relâché vit tel un fleuve tantôt tranquille tantôt agité. C’est ainsi qu’ayant relâché petit à petit ses ancres au Temps que le narrateur fera l’expérience du Temps retrouvé qui est le titre du dernier tome. Le leçon ici est qu’il faut abandonner le Temps symbolique pour retrouver le Temps vrai. En d’autres termes, un Temps vivant c’est un Temps qui s’oublie…l’illusion cristalline elle est une matière morte.

Ainsi l’on comprend que le Temps ne peut se concevoir par négation du réel. Le Rêve ainsi n’est en soi qu’un fragment du Temps, soumis à ses aléas. Chercher à figer ce rêve, c’est l’annihiler. La matière du Temps passée se retrouve dans le présent par pénétration et non par tentative illusoire de le ramener à la vie. Retrouver le Temps, c’est ainsi accepter le changement, l’observer, l’intégrer même à son existence. Et même si la Raison mortifère fera toujours partie de nous de même que la cristallisation, cette cristallisation forcée ne mène à long terme qu’à la désillusion. Le rôle du Rêve qui vit sur un autre plan est de nous guider, comme une étoile du Berger. Mais cette étoile évolue tout au long de notre vie, accepter le cours du Temps c’est l’accepter sur le Rêve aussi qui dans sa nature protectrice est aussi le miroir de nous même, au moins par inversion…

Dans un prochain article, j’utiliserai le fruit de cette réflexion pour remettre en cause certaines pratiques contemporaires comme l’approche superficielle (et illusoire) de la reviviscence des périodes de l’Histoire mais aussi la pratique de l' »authenticité » qui dans ses préceptes est en réalité la pratique de la mort.