S’il y a un film récent duquel je n’attendais presque rien tout en ayant cette petite intuition irrépressible qu’il y avait quand même quelque chose là dessous, c’est bien Never Grow Old. En effet, dès l’origine, je n’aime pas les films Western, du moins je ne me souviens pas d’un seul film du genre qui m’ait marqué ou donné envie une seule seconde d’en revoir un. Et pourquoi je n’aime pas ? Va savoir, je ne le sais pas moi-même. Peut-être est–ce à cause du style poseur intrinsèque à la production majoritaire, souvent « contemplative » et/ou centrée sur les échanges de coups de feu…ou peut-être est-ce tout simplement que je n’en ai pas beaucoup vu, et en l’occurrence pas depuis très longtemps. Ceci étant dit, comme je vous le disais, ce film attisait tout de même ma curiosité du fait de sa noirceur qui dissimulait selon moi un mauvais film américain….je me suis trompé.
Déjà parce que le film n’est pas américain, en tous cas pas seulement, il est surtout européen avec tout ce que cela suppose comme héritage de pensée et des codes de lecture. Ensuite parce que ce film n’est pas superficiel, il est au contraire une figuration exceptionnelle des ressorts primitifs de la société humaine malgré une intrigue ultra-classique qui pourrait faire penser le contraire (et qui l’a fait penser à la presse bas de gamme qui n’a plus les moyens de son pédantisme hormis quelques très rares journaux). Vous voulez vous en convaincre ? Suivez moi.
Egoïsme, valeur et loi du talion – Les fondements de la société primitive
Cela fait déjà plusieurs années que la béate croyance quasi religieuse entre la toute puissance de la Raison issue des Lumières, dans une vision unilatérale de l’intelligence et dans la séparation nette entre l’être humain et l’animal s’estompe de plus en plus, amenant les chercheurs à porter un autre regard sur l’homme et les animaux, quitte à faire de parallèles autrefois tabous entre les comportements primates et les nôtres. Ainsi, la vision de l’homme tout puissant par sa volonté s’efface devant la peinture plus pragmatique d’un être capable de dominer ses instincts mais pas de les réprimer totalement. Longtemps perçu comme une sorte de malédiction, de poids duquel se délester, ce « pilote automatique » naturel a aussi de bons côtés. Prenons les régimes : il est désormais admis et constaté que le meilleur régulateur de notre poids…est notre corps lui-même par le biais d’un signal de faim et de répartition calorique. En clair, ce qui était perçu comme une indulgence de l’homme basique en ses instincts est désormais vu comme la sagesse : à celui qui connaît et porte à sa conscience ses mécanismes automatiques, une meilleure harmonie est promise.
En regard de cette « animalité », quel est le principal censeur ? Le pacte social qui est une sorte de cloisonnement de sa propre marge de manœuvre pour préserver le bien commun, et donc indirectement le sien d’un point de vue statistique. En d’autres termes, en m’empêchant par exemple de voler sans vergogne à mon voisin de manière opportuniste et court-termiste, je considère les avantages de l’investissement commun d’une petite privation de liberté d’action pour y gagner beaucoup plus : sécurité, croissance de l’environnement, etc. A ceci s’oppose la loi de la jungle (ou toute autre appelation plus scientifique mais néanmoins moins saisissante) portée par la survie, l’intérêt personnel de court-terme, etc. Bien sûr, ces idées sont des extrêmes ave cune réalité qui se situe quelque part entre ces deux jauges : il existe des collaborations entre espèces animales même différentes, des sociétés naturelles comme la famille ou le troupeau ; de même, la société même démocratique n’empêche pas l’intérêt personnel comme le montrent la simple existence de l’héritage. Je précise ici qu’il n’y a aucun jugement de valeur, chaque fonctionnement a ses modalités, ses bienfaits et ses méfaits, tout est affaire de perspective.
Quoi qu’il en soit, histoire de sortir de cette digression, qu’est-ce que cela a bien à voir avec notre film ? Eh bien ici, la modalité de l’ouest américain du XIXème siècle représente dans son imaginaire cette période récente où justement les conditions s’apparentaient le plus à un flottement d’une proto-nation en formation donc à un stade primitif du pacte social à grande échelle, donc de la loi de la jungle avec tout ce que cela implique : augmentation du pouvoir et donc du potentiel de survie par la force, système de justice à demi inopérant ou inefficace (grand pays constitué d’énormément de vide), loi du talion. Evidemment, je parle ici d’imaginaire, il est évident que la réalité historique était probablement plus contrastée. De plus, le mythe fondateur de l’Amérique est celui du survivant qui a dompté la nature « sauvage » (incluant les indiens d’Amérique dans la vision d’époque, une critique assez connue et légitime de cet épisode).
Ainsi, Never Grow Old s’est emparé d’un sujet parfait pour ce qu’il était sur le point de figurer.
Quand les instincts qu’on voulait enfouir remontent à la conscience – Le prédicateur et le hors la loi
Une image qui résume parfaitement les enjeux initiaux du film – Quand on réprime jusqu’à l’inconscience notre nature profonde, elle revient vous hanter
Pour faire le lien avec ce qui a été dit plus haut, le synopsis même de Never Grow Old préfigure de l’horreur qui se prépare et des enjeux qui lui sont associés.
Tout commence comme un conte de fées : dans une petite communauté du grand Ouest vivent en harmonie des habitants menés d’une main de fer par le pasteur Pike qui a fait de sa petite ville une parfaite communauté chrétienne de gens charitables, débarrassée des péchés de chair et de table. Notre héros, jeune croque-mort et charpentier irlandais vit avec sa jolie femmes et ses beaux enfants en harmonie avec les autres. Mais voilà, il y a un problème : pas de saloon pour boire signifie moins d’intérêt pour les « barbares » et donc moins d’argent. En sus, il faut bien les reconnaître, nos amis se font bien chier et cela se ressent. L’ironie arrive d’ailleurs même à (trop) gros sabots dans le discours du pasteur qui souligne bien qu’ils ont massacrés les indiens pour en arriver là, signe que la « civilisation » est à géométrie variable et repose intrinsèquement sur une loi de la jungle à plus grande échelle.
C’est donc sur une hypocrite bigoterie que vit cette communauté renfermée mais néanmoins exemplaire.
Malheureusement, comme on le sait, réprimer à l’excès en les niant la réalité de ses propres désirs a souvent l’effet explosif d’en provoquer une survenue boulimique. Faites un régime trop strict, vous vous jetterez tôt ou tard sur un tas de nourriture par frustration. Interdisez-vous de vous mettre en colère quand ça vient, ça explosera sans prévenir. Ici, comme figuration de ce principe, débarque une bande de hors la loi qui, elle, assume sans aucune couverture ni hypocrisie son désir de servir ses propres intérêts, de vivre ses propres désirs et d’appliquer sa loi propre. Cette image est fondatrice de pratiquement toutes les sociétés humaines, ce mal que nous devons contenir. On l’a vu déjà avec Alexandre et ses Titans (enfermés par Zeus donc mis à l’écart de la conscience), mais aussi dans les principales religions monothéistes, dans l’idée du karma avec le pêché originel mais aussi dans cette idée pratiquement inconsciente que touts se paie. Et cette idée est loin d’avoir disparue, elle trouve même sa représentation dans les changements climatiques récents.
Ici en effet, Dutch Albert, l’antagoniste du film est un homme qui ne fait que peu de cas du bien commun…il n’en fait même pas du tout. Dans un dialogue avec la femme d’un homme qu’il a tué parce qu’il l’avait trahi et qui l’implore de la prendre comme prostituée dans son bar qu’il a racheté – amenant le « mal » que le pasteur croyait avoir éradiqué – il ne fait montre d’aucune pitié et assume de servir uniquement ses intérêts en lui disant clairement que si elle n’inclut pas sa fille comme employée, il n’avait rien à gagner. Un « méchant » classique me direz-vous ? Eh bien justement non.
Et c’est là que le film est intéressant parce que le personnage de Dutch, plutôt que de se complaire dans le rôle facile du grand méchant/ de l’ordure totale, représente plutôt l’archétype plus contrasté du « loyal mauvais » dans le fameux système d’alignement de Donjons et Dragons. Fidèle à son propre code de conduite et finalement plutôt loyal au regard de ses propres valeurs. S’il ne fait montre d’aucune empathie ou charité, il n’en attend pas plus des autres, acceptant la loi du plus fort et payant ce qu’il doit. De même, il ne tue pas par simple « sadisme », il tue parce qu’il croit en la loi du talion et accepte même d’en être victime comme le montrent les dernières scènes (attendues) du film.
Avec sa voix suave, son apparence crépusculaire presque fantomatique, Dutch et son armée de marginaux (représentant bien la double image des rapaces mais aussi des exclus – car c’est ce qu’ils sont, entre un « Muet » un peu fou et un Sicilien) forment cette caste dont la survie est forcée. Les premiers échanges entre lui et le héros Emile montrent cette dualité : comme lui, Emile qui est Irlandais est un marginal ; cependant, au contraire de lui, il s’est intégré au pacte social dominant, une « honnête vie » (selon ses mots), chose qu’il envie.
Véritable armée de l’apocalypse, la bande de Dutch va réveiller le « mal » si humain en chacun
A l’opposé, le pasteur Pike représente cet homme « trop beau pour être honnête » qui rejette ses propres instincts (du moins à l’extérieur) et emmène les autres dans sa sévère diète morale. Ici, le « mal », i.e. les désirs primitifs et l’intérêt personnel, sont condamnés, créant un pacte social qui n’a plus grand chose d’un pacte tant il est trop rigide. Trop rigide ? Oui, mais pas inopérant car le film s’attache tout de même à montrer le rôle de ses proto-sociétés dans la naissance d’un Etat souverain. En effet, bien qu’exagérément dure, cette marche forcée permet à des gens bien différents de vivre ensemble et surtout de ne pas s’entretuer. Chacun peut y développer son activité – bien sûr hors du « Mal » – et la sécurité apportée permet à la ville de se développer. En revanche, la frustration qui s’accumule crée cette explosion qui vire à l’excès. Une fois le bar réouvert, on voit bien que les hommes se ruent pour se noyer dans leurs penchants les plus « vils » (héhé) : prostituées, alcool, … un exutoire aussi jouissif que destructeur, rappelant l’imagerie du Diable du Tarot. Cette figuration bouclera d’ailleurs la boucle quand le pasteur, las de cacher à lui-même ses instincts, fera tomber tous ses censeurs en mettant le feu au saloon, désabusé par la réalité et tentant donc un dernier acte désespéré de déni par l’effacement, ce qui le mènera à sa mort concrète comme abstraite. Incapable d’accepter sa part animale, il réalise donc un suicide plutôt que d’accueillir la réalité des faits.
Un tableau noir ? Pas tout à fait.
Entre Chevalier Noir et Chevalier Blanc, le choix du milieu
Véritable observateur du film, Emile – le héros du film – n’a eu pour l’instant que peu de place dans ma critique. Pourtant, c’est bel et bien le personnage principal du film ; et c’est bien normal puisqu’il joue ici le rôle d’observateur et de passerelle entre les force à l’œuvre dans le film. Véritable transacteur et « client » des deux « chevaliers » présentés plus haut, Emile va naviguer entre les deux forces et sollicitations pour se réaliser à la fin en tant qu’être humain conscient et en paix avec ses deux versants.
Centre du récit d’initiation du film, Emile va se réaliser en tant qu’homme, réalisant symboliquement l’acte fondateur de la création d’une nation
En effet, comme vous l’aurez compris, Emile passe la plus grande partie du film à favoriser la rencontre entre les deux forces en opposition (et pourtant si proches dans leur excès comme nous l’avons vu), jouant le rôle de « Candide » de l’histoire. Porteur de la marginalité de l’un et de la respectabilité de l’autre, il est encore une page blanche peu affirmée qui reste à écrire ; une page blanche qui se dirige vers la Nation en devenir comme le montre cet Eden qu’il essaie de rejoindre en Californie.
Contrairement aux autres, Emile n’est originellement pas acquis à une cause, il hésite, passant de l’opportunisme irrégulier (il enterre les cadavres de Dutch dont il devient un quasi complice par son silence) à l’idéal un peu naïf, il tâtonne comme dans tout processus de changement. Son principal blocage ? La peur, processus connu qui empêche de sortir de sa zone de confort. En l’occurrence la peur de l’irrationnel, de l’imprévu, c’est-à-dire de la « bestialité » et des caractéristiques associées de la survie : la violence, la veille à ses intérêts, etc.
Or, tel Athéna triomphante fondant avec fermeté de la Justice la démocratie Athénienne, Emile va devoir réconcilier avec la même fermeté la réalité pragmatique des forces primitives des rapports entre les hommes fondées sur une idée de puissance et de valeur avec une notion de bien commun et d’ordre. Pour fonder cette société, il va ironiquement la créer par le sang, donnant l’occasion également de glisser la traditionnelle critique de la société américaine par la déclaration de Dutch qui lui dira « je m’étais trompé, tu es un vrai Américain » comme un miroir des origines des Etats-Unis nés du massacre des indigènes mais au fond de toute société qui est fondamentalement née directement ou indirectement par la violence. Et c’est à cette acceptation humble que le film pousse à l’inclinaison. Et nous allons le voir même dans le « meilleur » aspect du film au sens de la notion de « bien ».
Entre Femme et Homme, le terreau d’un nouveau jardin d’Eden et de la conjuration de la malédiction du Never Grow Old
C’était inattendu et je pense que peu de monde, surtout les féministes activistes qui sont finalement leurs plus grandes ennemies, ne l’a remarqué mais le film se clôt sur une image que les membres de ces groupes feraient bien de reprendre.
Mais avant d’en arriver là, je souhaite revenir sur le titre du film : Never Grow Old. Ce citre m’avait principalement poussé à aller voir ce film en ce qu’il donne un indice sur la portée du film et sur son raffinement potentiel (potentiel parce que cela aurait tout autant pu être un écran de fumée stylistique). Evoquant de prime abord un memento mori, ce titre développe en réalité deux sens dans le film, sens permis par la langue anglaise qui peut ici tout aussi bien être de l’impératif ou du présent. Impératif, car le film ici illustre bien cette idée très classique de la jeune pousse pleine d’idéaux et d’espoirs qui se heurte à la dure réalité de l’être humain et de la vie, passant de force à l’âge adulte par intégration des deux ou destruction. Présent comme image du film dans laquelle la violence d’un monde primitif hors la loi dégénère rapidement en violence incontrôlée avec de nombreuses exécutions de jeunes (la fille de la mère prostituée après avoir été rejetée comme une pestiférée par tous, notamment par cette communauté soi-disant « charitable », illustrant encore le fait qu’au fond les deux « chevaliers » présentés plus avant sont deux versants d’une même pièce ; le jeune homme qui n’a pas payé tout de suite et cédé à la peur), rappelant que la société ne tient pas par magie et n’est pas « acquise ». Ces deux versants sont solutionnés par la fin certes rapide mais très explicite.
Pour en revenir aux primates, il a été observé que les sociétés matriarcales comme celles des bonobos, étaient en proie à moins de violence. Pourquoi ? Parce que la paix sociale était achetée par le sexe, les caresses, entre différents sexes d’ailleurs.
A la lecture de ce passage, certaines personnes vont peut-être bondir et c’est pourquoi je reviens à une synthèse plus représentative de la société humaine. Au delà des sexes et des instincts propres à chacun, la société humaine porteuses de Raison est propice à l’intégration de caractéristiques « hermaphrodites » : les hommes se féminisent, les femmes se masculinisent. Bien sûr il s’agit d’une observation de tendance, chaque individu ayant sa propre individualité (moi-même étant un peu plus « féminin » que les autres mecs et pourtant hétéro :)), mais ce qui se concrétise dans la fin du film est la passation de l’acte fondateur par la violence (acte « masculin », comme dans la société léonine, le mâle s’occupe des ennemis) au jeune homme ayant joui de l’éducation de sa mère face à un père ne brimant pas la liberté de sa femme donc porteur de la réconciliation des sexes après celle de la bête avec le bigot orchestrée par son père. Ces deux réconciliations, la première du passé, celle de la société américaine (encore tout de même sclérosée par une loi « injuste » qui favorise ceux qui l’exploitent, cf. la pendaison par le Sheriff impuissant de la jeune fille, admettant qu’il ne peut rien contre la Loi) et occidentale en générale, puis celle qui vogue vers le futur (mais qui a débuté et existé d’ailleurs très largement dans le passé, l’Histoire étant cyclique) de la réconciliation des sexes dans leur harmonie féconde, de la Loi implacable de la Raison avec la loi circonstancielle de l’Empathie.
Chaque sexe découvre la complétude de son alter ego
Ainsi, s’il avait commencé par un tableau noir et destructeur, le film se clôt par une note d’espoir qu’on avait presque tous oublié. Car au fond, Never Grow Old n’est qu’une humble représentation d’une connaissance millénaire et fondatrice portée par une mise en scène, une construction, un rythme et une esthétique magistrale. Suffisamment pour en faire un chef d’œuvre ? Presque. Oui en fait. Si la tête s’incline devant une construction si saisissante, complexe derrière son accessibilité, le cœur ne peut que regretter un léger manque de théâtralité. Pourtant, on ne peut dire que s’écrier « tant mieux » car davantage d’épique aurait terni la justesse de ce film à la fois éloigné comme une fable mais si proche dans sa peinture juste des conflits majeurs de l’humanité. Comem le disait Proust, le génie littéraire consiste à mettre les mots justes pour décrire les choses de la vie que tout le monde connaît, et c’est ce que fait Never Grow Old qui restera vraisemblablement (et malheureusement) un bijou bien caché (cf. ses chiffres de vente…) à moins que la gloire vienne le chercher dans le futur. En tous cas, ce ne sera pas mon blog sinistrement inconnu qui l’aider…quoi que…sait-on jamais 🙂
En attendant, si d’aventure vous passez par ici que que vous êtes conquis par ces lignes, n’hésitez pas à m’en faire part pour apporter d’autres lumières sur cet œuvre magistrale.
A bientôt.