Réduit à néant par la critique et par un public semblant plus focalisé sur la couleur de cheveux de Colin Farrell, Alexandre constitue l’un de ses destins tragiques du cinéma, destin qui rappelle celui de beaucoup de films reposant tout comme lui sur une construction complexe d’un portrait aux frontières de l’universalité et du particulier. Réadapté en 2007 dans une version complètement réorchestrée qui ne permettra pas de rattraper l’injustice qu’il a subi auprès du public mais qui permettra de conquérir de nombreux fans tardifs, donc moi-même ayant acquis le film en Blu Ray des années plus tard. Pour tout vous dire, j’ai vu la version originale du film la première fois mais après avoir visionné la version Revisited en second, je n’ai plus jamais regardé la première qui est nettement en dessous, la faute à une logique chronologique froide et confuse. Ainsi, je vous parlerai ici de la verison finale qui contient plus ou moins la même chose mais dans un ordre différent entre deux ou trois scènes ajoutées dont j’ai oublié le détail.
Alexandre – Entre mythe et réalité
Critiqué pour son absence de caractère documentaire (même si le film conserve l’essence du voyage d’Alexandre hors de coupes), Alexandre n’a pourtant manifestement pas cette ambition, du moins pas en totalité comme l’illustre son titre réduit au prénom. En effet, l’une des dynamiques majeures d’Alexandre est la dialectique entre le mythe et la réalité, entre le poids de la divinité et de les vicissitudes de humanité.
A la racine du mal, le venin distillé par sa mère dès sa plsu tendre enfance. L’image des serpents suivra d’ailleurs Alexandre au bout du monde
D’un point de vue culturel, cette approche se justifie par la nature même de la mythologie grecque, magnifiant l’Histoire lointaine (déformée par la tradition de passage oral au point de ne plus distinguer le mythe du réel) par mystification des évènements apposés aux jeux de pouvoirs entre les Dieux, c’est par exemple le cas du récit de la guerre de Troie dépeignant une civilisation pré-antique. Dans Alexandre, la divinité apparaît autant comme une force de foi qui pousse vers une épopée mythologique mais aussi comme un poids incarné par Olympias, rappelant au garçon sa naissance légendaire qui implique une destinée nécessairement exceptionelle ; de fait, Alexandre serait par là même un demi dieu, constitué dès le départ de cette dualité.
D’un point de vue historique, et ce malgré ce qu’ont pu en dire des critiques, les sources objectives sur Alexandre le Grand demeurent assez floues, du moins en ce qui concerne sa vie personnelle et sa personnalité, les sources étant souvent partisanes d’un côté ou d’un autre et de tradition mythologique. L’angle de l’interprétation, d’ailleurs sur un axe plutôt répandu et régulier (Oliver Stone n’essaie pas ici de créer une théorie personnelle, se contentant de présenter les options classiques en suggérant une position personnelle), n’est donc pas absurde et même plutôt pertinente.
Enfin, sur le plan artistique, Alexandre Le Grand et son action sur le monde est faite même de dualité et de fusion : union de l’Est et de l’Ouest, tout à la fois dieu pharaon, empereur perse (autre dieu), roi de Macedoine et hégémon grec, figure éternelle morte relativement jeune, etc. ; bref, Alexandre est un personnage fascinant même s’il demeure un conquérant donc un « tueur », toute l’Histoire de l’humanité.
Pour revenir à la critique du film – ou plutôt par la commencer – Alexandre illustre avec brio cette dualité aussi bien sur le plan formel que sur le fond. A la fondation de la dynamique, le récit de Philippe, son père bâtisseur (et finalement héros de l’ombre, son œuvre étant absolument incroyable) sur les titans interroge cette fois-ci l’universalité de l’Histoire humaine, historiquement tiraillée entre son origine divine (les cendres de Titans ici) et sa mortalité. Ce discours illustre d’ailleurs plus précisément les ressorts de la dialectique : divins, les Titans n’en sont pas moins des êtres « néfastes » (son propre père d’ailleurs sera « puni » par la fatalité de son crime de viol sur un autre homme), illustrant l’imperfection humaine et cette idée que les hommes auraient un « mal » à racheter. De même, l’image des serpents qui suivent Alexandre au bout du monde, sa mère représentant une forme de destin inéluctable/une Erinye qui le poursuit pour punir son hybris, jusqu’au final magistral à l’imagerie fantasmagorique s’achevant par une délicate scène entre le garçon et sa mère, comme un raccourci de toute l’épopée que nous venons de voir.
Philippe avertissant du sort de Prométhée déviant sur une parabole universelle mais aussi à sa formation de futur Roi. A noter le lieu qui rappelle l’allégorie de la caverne
A côté de cette approche mythologique, le film appose également une vision plus moderne bien que présente dans des sources anciennes, une vision plus réaliste et pragmatique. En effet, Alexandre se rit par moments de sa pseudo-ascendance mythique tout comme ses compagnons, réalité symbolisée par la forte place du sexe, pulsion animale ramenant Alexandre à son statut de simple humain. De même, après même son discours dans la grotte de Pella, Philippe balaie avec humour son récit et rappelle que l’on devient Roi par ses actes. Cette version humaniste voire existentialiste participe de l’ambiguïté du récit et de la dynamique qui s’opère, rongeant Alexandre autant qu’elle ne le galvanise et le font.
Le venin du doute, voix express vers la folie
Pour soutenir ce jeu d’équilibriste, le réalisateur s’appuie sur des artifices classiques de mise en scène : ici, si l’hésitation entre le fantastique et le réel arrive à si naturellement s’ancrer dans le film, c’est que le doute même existe sur la santé mentale du malheureux Alexandre, âme romantique tourmentée par le poids du devoir filial, de son mythe, de son statut d’empereur, de pharaon et de roi, par le ses amours bisexuels, les complots dont le premier serait celui de son propre père orchestré par sa mère (à ce sujet, le film ne prend pas ostensiblement position et représente le venin qui s’insinuera peu à peu dans l’esprit d’Alexandre).
Dès le début du film, l’ombre de la trahison et du vice pèse sur un film qui mènera à la folie inélucatable d’Alexandre incapable de pouvoir gérer à lui seul le poids de sa légende, n’éant qu’un simple humain
En effet, le film d’Oliver Stone distille tout le long de son récit le venin qui grandit dans l’esprit du conquérant jusqu’à le mener à la folie. Avec ses plans de plus en plus hallucinogènes, dont l’origine est encore plus douteuse du fait de la plus en plus forte alcoolisation d’Alexandre et des alternances entre scènes d’isolement et publique, la réalisation est ici pratiquement parfaite, surpassant même Star Wars III qui – lui aussi – représentait avec brio et subtilité cette naissance de la folie et du doute (le dernier alimentant la première). Le jeu n’est d’ailleurs pas en reste, les détails de mise en scène comme des petits regards, des chuchotements, captés par Alexandre, faisant tourner à plein régime une intuition hors de contrôle qui mènent à sa perte, à se demander même s’il a été assassiné ou mort de maladie, ou s’il est simplement mort de sa folie auto-alimentée. Dans Alexandre, les morts s’enchaînent, de la main même du Roi devenu tyran malgré ses nobles intentions, devant choisir entre son rôle de Roi et de compagnon ou de ses proches comme Roxane, femme vénéneuse et potentiellement meurtrière (de l’idéal d’ailleurs) rappelant Olympias, scellant ainsi le complexe d’Œdipe. La dualité entre les amants, entre la princesse Perse et Roxane, puis entre Héphaïstos et Bagoas, les premiers de chaque paire représentant la pureté de l’idéal, idéal inatteignable car jamais consommé (à l’écran du moins), les seconds représentant les pulsions destructrices, l’imperfection de l’humanité, les cendres des Titans.
Olympias, mère vénéneuse représente néanmoins une part de noirceur dont ALexandre veut se décharger ; une mère qu’il dominera au travers de Roxane dans une scène sulfureuse
Ainsi, en résonance de l’épopée incroyable quasiment divine, se développe une figuration de l’humanité dévorante, comme une maladie réduisant l’idéal de sa souillure, une souillure bien humaine puisque le pouvoir mène lui-même à une forme de folie et au venin de l’envie. Le doute, l’envie ramènent ici la divinité à la mort, l’hybris étant puni par la nature même de l’humain, entrant en résonance avec le mythe.
Une épopée phénoménale et enivrante
Histoire de faire une petite pause sur les allégories et représentations du film, parlons un peu du film dans sa dimension plus traditionnelle, celle de l’épopée.
A la grandeur des faits historiques, Oliver Stone adjoint une réalisation somptueuse et impressionnante. En effet, au delà des costumes et de la mise en scène, la zone couverte par le film (notamment le pont entre l’Orient et l’Occident avec une grande variété de cultures et de paysages) en fait automatiquement un récit d’aventure et de voyage. La nature épique du voyage est bien rendue par les longues chevauchées, l’errance dans les forêts d’Inde aux animaux inconnus et aux multiples dangers, aux monts gelés et perdus de l’Hindou Kouch, la Babylone éternelle, cité glorieuse et mythologique et ses jardins suspendus : ici, pas de doute, les décors sont non seulement somptueux et atmosphériques, faisant honneur dans un style baroque et donc hyperbolique à un voyage incroyable même sans le decorum mystique.
De la Grèce aux frontières de l’Inde, en passant par l’Egypte (par montrée dans le film) et la Perse, l’épopée d’Alexandre est un véritable voyage
L’action en elle-même, incarnée avant tout par les deux batailles du film, est extrêmement raffinée et documentée. La bataille de Gaugamèles qui ouvre pratiquement le film frappe un grand coup avec une réplique minutieuse – bien que forcément écourtée – de la véritable bataille. Cette bataille colossale, présentant bien l’infériorité numérique des Grecs, surpasse même 300 en intensité qui est pourtant en soi un film produit surtout pour le divertissement sanglant. Prenant le parti – un peu facile – du récit fondateur, cette bataille intronisera le conquérant dans sa légende humaine, sa mythologie ayant commencé dès son enfance par le récit de sa naissance et par la soumission de Bucéphale qui suit d’ailleurs cette scène entre autres introductions. Les chocs de bouclier, la violence des chars qui découpent les jambes, le pari fou du débordement par la tactique de l’enclume et le face à face mythique avec Darius, rappelant néanmoins qu’Alexandre n’est pas un dieu, tout s’enchaîne avec brio, synthétisant bien les véritables enjeux de la bataille.
Pour sceller une bataille dont les enjeux sont l’entrée dans la légende, l’ultime face à face prend des proportions mythologiques. Notez le regard halluciné de la folie de la guerre, rappelant cette « souillure » inéluctable et fondatrice
La musique du film, que j’écoute souvent en CD, relève également du chef d’œuvre, concentrant tout ce qu’il y a d ‘épique dans le film mais aussi toute l’ambivalence présentée plus haut au travers de Titans.
Au delà des batailles, le film présente de nombreuses scènes osées qui renforcent le caractère exceptionnel et la dualité du film, comme la première nuit avec Roxane qui commence par une tentative de meurtre.
Alexandre Revisited – Un chef d’œuvre du cinéma par un réalisateur passionné
Magnifique film existentialiste, interrogeant à un niveau individuel, à l’échelle d’un être exceptionnel de l’Histoire, et sociétal, pour tout un chacun et par la dualité même psychique qui fait l’équilibre mental, Alexandre est aussi une œuvre minutieuse d’un homme passionné par son sujet (en fait, je n’en sais rien, mais le film et ses détails le prouvent) qui a peut-être été débordé par son envie incontrôlable. Perfectionniste au point de réaliser trois versions de son film, le réalisateur réorganise à chaque fois les moindre détails de sa production : de l’anecdote du cou penché bien connu des amateurs du conquérant jusqu’au discours final remanié pour conclure parfaitement l’ouvre sans caricature excessive, tout est fait pour servir l’ambition de ce film qui reste malgré cela relativement humble. Humble car toujours sincère dans sa passion sans présumer d’opinions infondées et d’extrapolations douteuses. Certes, il est facile de glisser de l’interprétation du mythe à l’obscurantisme, mais ici Oliver Stone s’aventure sur des terrains connus, documentés et justifiés.
Sensible, complexe, magnifiquement interprété par Colin Farrell ou Val Kilmer (pour ne citer qu’eux, un peu moins par Angelina Jolie qui n’a que son visage d’évocateur du caractère d’Olympias, moins son jeu) , Alexandre Revisited est selon moi un chef d’œuvre du cinéma qui est tout à la fois un voyage fabuleux, une œuvre romantique et figurative de qualité et un film d’action incroyable. Ainsi, si l’on occulte certaines lourdeurs comme un forcing étrange sur l’homosexualité (par provocation ? Attention, je n’ai rien contre, au contraire elle est nécessaire au film, mais beaucoup de scènes ne font pas naturelles comme le discours d’Aristote), un point de vue assez masculin (ce qui n’est pas un défaut selon moi mais cela pourra ne pas impliquer tout le monde) ou certains choix étranges (la teinture, dédicace aux détracteurs 🙂 ), Alexandre pénètre intensément le spectateur par le venin insiduex qui le travers jusqu’à l’apothéose finale, nous menant à nous interroger sur notre psychologie fondatrice, entre foi et réalisation.
Ainsi, s’il vous reprend l’idée de cracher sur ce film, prenez le temps de bien le revoir avant.
« Va me dézinguer ce hater et que ça saute ! »
Un commentaire sur “Alexandre Revisited – Chef d’œuvre éternel d’Oliver Stone”